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Lâalgonomie est le nom dâune discipline pour lâĂ©tude systĂ©matique de la souffrance, proposĂ©e par Robert Daoust. LâAlliance AlgosphĂšre, lancĂ©e par Robert et dâautres en 2011, est un rĂ©seau mondial ouvert et transparent dâindividus et dâorganisations, dĂ©diĂ© Ă lâallĂšgement de la souffrance.
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Sentience Research: Vous ĂȘtes lâun des fondateurs dâAlgosphĂšre. Comment lâorganisation a-t-elle dĂ©butĂ© et quels Ă©taient ses principes fondateurs?
Robert Daoust: Ă ma grande surprise, je me suis rendu compte en 1975 quâil nây avait pas de place centrale oĂč aller dans notre culture pour sâoccuper du phĂ©nomĂšne de la souffrance lui-mĂȘme, dans toute sa variĂ©tĂ© ou tous ses aspects. Jâai alors proposĂ© la crĂ©ation dâune discipline thĂ©orique et dâune entreprise pratique. Dans les dĂ©cennies suivantes, jâai constatĂ© que les gens en gĂ©nĂ©ral avaient de la sympathie pour ma proposition, mais personne ne sâest impliquĂ© avec moi jusquâen 2011, quand Jean-Christophe Lurenbaum mâa contactĂ©, Ă la suggestion de David Pearce. Jean-Christophe a eu lui aussi dans les annĂ©es 70 lâidĂ©e dâorganiser lâallĂšgement de la souffrance dans le monde. Câest dans ce but, dĂ©libĂ©rĂ©ment, quâil est allĂ© Ă©tudier en Ă©conomie publique et quâil a ensuite choisi de travailler comme secrĂ©taire Ă la stratĂ©gie dans la plus grande entreprise publique française avant de prendre une retraite anticipĂ©e, de retourner Ă lâuniversitĂ© et dâĂ©crire un livre rĂ©sumant ses idĂ©es. Les miennes ont Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©es dans un document de 1986 intitulĂ© Lâorganisation gĂ©nĂ©rale contre les maux.
GrĂące Ă la grande expertise de Jean-Christophe, lâAlliance AlgosphĂšre a Ă©tĂ© lancĂ©e en 2013. Il sâagit dâune institution unique en son genre, ouverte Ă tous ceux pour qui lâallĂšgement de la souffrance est une prioritĂ©. Elle nâest officiellement enregistrĂ©e dans aucune juridiction (elle est libre de toute autoritĂ© extĂ©rieure), elle nâa aucune structure de pouvoir (pas de place pour lâego ou le power trip), pas dâargent (pas de contrĂŽle par les plus riches), aucune obligation imposĂ©e aux participants (contribuez comme vous le souhaitez) et elle est conçue pour fonctionner lentement, mĂ©thodiquement, pendant des siĂšcles, pour des changements Ă trĂšs grande Ă©chelle davantage que dans la chaleur de chaque urgence passagĂšre. Elle nâagit pas elle-mĂȘme directement pour allĂ©ger la souffrance, mais plutĂŽt par lâintermĂ©diaire de ses alliĂ©s, chacun dans son domaine dâintĂ©rĂȘt particulier.
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Sentience Research: Quelle est la principale caractĂ©ristique de lâAlgosphĂšre qui la distingue des autres projets?
Robert Daoust: LâAlliance propose une convergence des forces au niveau le plus abstrait de gĂ©nĂ©ralitĂ© afin de pouvoir rassembler les divers acteurs sâoccupant de lâallĂ©gement de la souffrance â et ce niveau le plus abstrait procure, Ă mon avis, le plus puissant effet concret dans la pratique parce quâil simplifie radicalement lâapproche de la souffrance. Pour le dire plus clairement peut-ĂȘtre, vous et moi avons chacun nos propres causes mais nous pouvons entrer en synergie en prenant ensemble des dĂ©cisions mutuellement avantageuses, et nous pouvons tous faire cela collectivement grĂące au lieu de rencontre offert par lâAlliance, lâAgora. LâAgora fonctionne comme un outil de dĂ©mocratie directe Ă lâĂ©chelle mondiale, un processus de dĂ©cision dĂ©centralisĂ© et transparent qui repose sur le consentement, câest-Ă -dire lâagrĂ©ment, câest-Ă -dire la non-souffrance.
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Sentience Research: Que sâest-il passĂ© avant cela? Dans vos Notes biographiques, on peut lire les pensĂ©es dĂ©primantes de lâadolescent Robert sur la souffrance: âLes souffrances extrĂȘmes subies par dâinnombrables ĂȘtres dans leur marche Ă travers la vie mâapparaissent comme une dĂ©sespĂ©rante persĂ©cution perpĂ©trĂ©e par des forces inhumaines quâil faut absolument vaincre.â Cela a-t-il changĂ© avec le temps? Comment ressentez-vous personnellement et Ă©valuez-vous globalement la souffrance dans le monde?
Robert Daoust: Quelle est lâampleur de la souffrance? Personnellement, ma mĂšre est morte quand jâavais deux ans et demi, mais jâai rĂ©alisĂ© seulement rĂ©cemment que câĂ©tait, pour de vrai, une tragĂ©die douloureuse. Je veux dire⊠cela a rendu ma vie, et plusieurs autres vies aussi, compliquĂ©e et pleine dâĂ©preuves, mais cette mort ne mâa jamais Ă©tĂ© douloureuse. Jâai pour la premiĂšre fois Ă©tĂ© confrontĂ© Ă la souffrance excessive quand jâai Ă©tĂ© atteint par plusieurs maladies infantiles courantes Ă lâĂ©poque, et dĂšs lâĂąge de dix ans, jâai fait tout ce que jâai pu pour Ă©viter la douleur physique. De mĂȘme, Ă la fin de la vingtaine, jâai progressivement appris Ă Ă©viter les souffrances psychologiques dues Ă des causes telles que la dĂ©pression ou la frustration sexuelle. Par la suite, jâai surtout Ă©tĂ© heureux. Quoi quâil en soit, je ne vois pas trĂšs bien comment quelquâun peut Ă©valuer la quantitĂ© de souffrance qui se produit en soi, et encore moins dans le monde entier. Nous avons besoin dâune algomĂ©trie, câest-Ă -dire une science de la quantification de la souffrance, une sous-spĂ©cialitĂ© de lâalgonomie. En gros, je pense que la quantitĂ© de souffrance sur terre a Ă©tĂ© plus ou moins Ă©gale au cours du dernier million dâannĂ©es. Je ne peux pas regarder lâĂ©tat infernal du monde sans ce que jâappelle des lunettes de soudeur. Je me console cependant avec cette phrase lue dans Maus, oĂč le pĂšre de Spiegelman, un survivant de lâholocauste, parle de son sĂ©jour Ă Dachau: âEt câest lĂ que mes ennuis ont commencĂ©â. CâĂ©tait aprĂšs quâil ait vĂ©cu assez longtemps Ă Auschwitz!!!
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Sentience Research: Vous dites que âtoutes les grandes sphĂšres de lâactivitĂ© humaine traitent dâune maniĂšre ou dâune autre de la souffranceâ, bien que ce ne soit pas leur principale prĂ©occupation. Nâest-ce pas lĂ un paradoxe ou une contradiction?
Robert Daoust: Vous voyez une contradiction?
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Sentience Research: Je veux dire que la souffrance est omniprĂ©sente dans les vies humaines (et chez les autres animaux aussi, bien sĂ»r) et pourtant il nây a guĂšre eu dâhumains qui ont entrepris de mettre fin Ă la souffrance. Il semble que la plupart dâentre eux lâacceptent comme un mal nĂ©cessaire ou inĂ©vitable.
Robert Daoust: Oh, oui! Avant la science newtonienne, on pouvait sâoccuper de la gravitĂ©, mais seulement jusquâĂ un certain point. Il faut beaucoup de rĂ©flexion abstraite pour dĂ©passer lâĂ©vidence et commencer Ă dĂ©couvrir ce qui peut ĂȘtre fait dâautre, comme aller sur la lune. Ce nâest quâavec lâavĂšnement dâune nouvelle psychologie scientifique au 21e siĂšcle, je crois, que nous commencerons vraiment Ă comprendre comment Ă©chapper Ă la gravitĂ© de notre condition de souffrance. Jâai Ă©galement remarquĂ© que, par dĂ©finition, pour ainsi dire, plus quelque chose est ressentie comme nĂ©cessaire, plus il est difficile de lâobtenir. Câest parce que, je suppose, nous sommes dans un monde oĂč chaque entitĂ© est en concurrence avec les autres pour sa propre construction, sa propre croissance. La concurrence cĂšde la place Ă la coopĂ©ration lorsquâun niveau dâactivitĂ© est dĂ©passĂ© de maniĂšre inattendue par un autre niveau dâactivitĂ©, comme cela sâest produit tout au long de lâhistoire de lâĂ©volution biologique, et de lâĂ©volution humaine Ă©galement. Cela explique peut-ĂȘtre, mais pas trĂšs clairement, dĂ©solĂ©, pourquoi il est si difficile de trouver de la collaboration pour des projets comme le mienâŠ
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Sentience Research: LâidĂ©e dâune discipline qui a pour objet principal la souffrance, lâalgonomie, est quelque chose qui a mĂ»ri en vous depuis de nombreuses annĂ©es. (Elle est dans votre tĂȘte depuis 1975 au moins!) Comment a-t-elle Ă©voluĂ© depuis lors? Quels sont les dĂ©fis de ce projet?
Robert Daoust: Ăa nâa pas beaucoup changĂ©. Au dĂ©but, je lâai appelĂ© lâalgologie. Au cours de la dĂ©cennie suivante, jâai passĂ© mon temps dans les bibliothĂšques Ă chercher des ouvrages ou bien des domaines dâĂ©tudes qui existeraient dĂ©jĂ avec le mĂȘme esprit que lâalgonomie. HĂ©las, et Ă ma grande surprise, je nâai pas trouvĂ© grand-chose. En 1986, jâai produit un rĂ©sumĂ© ou un plan de travail, Lâorganisation gĂ©nĂ©rale contre les maux, et vers 2000-2005 une Introduction Ă lâalgonomie. Je dois dire quâau tout dĂ©but, dĂ©jĂ , jâavais le sentiment que si lâidĂ©e Ă©tait aussi bonne quâelle le paraissait, il me faudrait Ă peine deux semaines pour trouver beaucoup de gens intĂ©ressĂ©s! Jâai encore et toujours un sentiment comme celui-lĂ . La derniĂšre tentative que jâai faite remonte Ă 2019, alors que jâai proposĂ© de crĂ©er un Institut dâalgonomie: voyez-vous, câest facile, il suffit de trouver 10 millions de dollars auprĂšs dâun philanthrope milliardaire! Bien sĂ»r, cela non plus ne sâest pas rĂ©glĂ© en deux semaines â peut-ĂȘtre simplement Ă cause dâun manque dâaudace, car aucune demande finalement nâa jamais Ă©tĂ© faite pour obtenir les dix millions. CrĂ©er une nouvelle discipline consacrĂ©e Ă la souffrance comporte de nombreux dĂ©fis, mais je prĂ©dis que si nous arrivions Ă la faire dĂ©coller, elle dĂ©montrerait sa capacitĂ© Ă Ă©pargner des souffrances et cela lui assurerait un dĂ©veloppement rapide et durable. Parfois aussi, cependant, je pense que tout ça nâest peut-ĂȘtre que lâillusion de toute une vie⊠mais câest un pari, une gageure: puis-je imaginer une façon plus valable dâutiliser mon temps?
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Sentience Research: âSouffranceâ, âdouleurâ, âvaleur nĂ©gativeâ, âvalence nĂ©gativeâ, âqualia nĂ©gatifsâ, âdĂ©sirs insatisfaitsâ et âprĂ©fĂ©rences frustrĂ©esâ sont des termes concurrents parfois utilisĂ©s de maniĂšre ambiguĂ«. Quel est votre terme prĂ©fĂ©rĂ©? Utilisez-vous des dĂ©finitions diffĂ©rentes?
Robert Daoust: Mon terme prĂ©fĂ©rĂ© est âdĂ©sagrĂ©mentâ, que jâai retenu de mes Ă©tudes en science de la douleur, oĂč il est utilisĂ© pour distinguer les diffĂ©rentes composantes de la douleur physique, tel âlâaversionâ (âne pas vouloirâ est diffĂ©rent de âne pas aimerâ, cf Berridge) ou âla souffranceâ (dĂ©tresse psychologique secondaire ou tertiaire). Vers 2006-2010, jâai Ă©crit la majeure partie de lâarticle de WikipĂ©dia sur la souffrance (en anglais), et notamment la section sur la terminologie. Soit dit en passant, mĂȘme cet article, qui est rĂ©guliĂšrement consultĂ©, nâa pas suscitĂ© beaucoup de collaboration pour son Ă©dition, ce qui est dommage.
La terminologie relative Ă la souffrance est extraordinairement confuse. Cela rĂ©vĂšle que dans notre culture la souffrance constitue un scotome. Un des premiers services rendus par lâalgonomie serait dâadopter une terminologie technique universelle. Peut-ĂȘtre la souffrance serait-elle appelĂ©e âalgoâ. Alors⊠personnellement, je nâutilise quâune seule dĂ©finition de la souffrance: câest un ressentir (un feeling) dĂ©sagrĂ©able. Je trouve intĂ©ressant de parler de valence nĂ©gative, mais celle-ci se produit trĂšs souvent sans dĂ©sagrĂ©ment, il me semble, comme quand par exemple un esprit curieux se rend compte quâil lui manque une information: cela peut ĂȘtre ressenti comme quelque chose ayant une valeur nĂ©gative mais qui est tout de mĂȘme agrĂ©able en tant quâĂ©lĂ©ment dâune plaisante activitĂ© dâexploration. Le plaisir et la souffrance ne sont pas les seules valeurs qui existent, Ă mon avis, loin de lĂ . Il serait dĂ©sastreux de stopper toute souffrance, ou de promouvoir tout plaisir, sâil sâavĂ©rait quâune part de souffrance est indispensable, ou quâune part de plaisir constitue un obstacle, en vue dâatteindre quelque chose de plus grande valeur.
Un autre service de lâalgonomie, qui apportera de la clartĂ© dans ce sujet complexe, sera de fournir une taxologie de la souffrance, un outil de collecte et de classification des informations concernant âles types de souffrance, les personnes ou les animaux qui souffrent, les causes de la souffrance, les personnes et les organisations qui provoquent la souffrance, les solutions ou les stratĂ©gies relatives Ă la souffrance, les personnes et les organisations qui contribuent Ă arrĂȘter ou Ă prĂ©venir la souffrance excessive, les documents pertinents pour lâĂ©tude systĂ©matique de la souffranceâ, etc.
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Sentience Research: Que pensez-vous de la nature de la souffrance: pourquoi souffrons-nous et comment une expérience consciente est-elle possible en premier lieu?
Robert Daoust: En fin de compte, la nature de la souffrance ou de la sentience dĂ©pend de la nature de ce qui existe au niveau le plus fondamental, par delĂ nos connaissances actuelles. Nous sommes donc amenĂ©s Ă nous demander ce quâest ce monde et quelle est sa valeur. Philosophiquement, je prends le parti de la santĂ© mentale. Je crois et jâespĂšre que lâinconnu sera connu un jour et, surtout, quâil ne sera pas âtropâ mauvais: selon toute vraisemblance, il nây a pas dâenfer Ă©ternel ou quelque chose de pire encore. Mon point de vue est que nous vivons dans lâunivers dĂ©crit par la physique moderne, qui est constituĂ© de matiĂšre-Ă©nergie ou dâondes-particules. La science contemporaine est en train de dĂ©couvrir comment la sentience Ă©merge de la matiĂšre-Ă©nergie, et Ă partir de lĂ elle va comprendre beaucoup mieux ce quâelle est elle-mĂȘme et ce que sont les concepts quâelle utilise comme lâespace-temps, la matiĂšre-Ă©nergie, les objets mathĂ©matiques, les objets linguistiques, etc.
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Sentience Research: Avez-vous tirĂ© des conclusions concernant lâexplication la plus probable de la nature de la souffrance et de la conscience en gĂ©nĂ©ral?
Robert Daoust: Pour ce que ça vaut, je pense que jâai une perspective unique dans le domaine de la recherche psycho-scientifique car je suis un chercheur indĂ©pendant autodidacte, spĂ©cialisĂ© dans un sujet, la souffrance, qui nâa pas Ă©tĂ© systĂ©matiquement abordĂ© jusquâĂ prĂ©sent dans le cadre dâune discipline scientifique moderne. La discipline pertinente la plus proche que jâai pu trouver dans le monde acadĂ©mique est la science de la douleur. Par chance, lâUniversitĂ© McGill, dans ma ville natale, a hĂ©bergĂ© peut-ĂȘtre le meilleur centre de recherche sur la douleur, et jây ai passĂ© beaucoup de temps pour y apprendre plein de choses.
Jâai quelques certitudes: 1) le tronc cĂ©rĂ©bral est plus essentiel Ă la conscience que le cortex ; 2) lâĂ©mergence de la conscience dĂ©pend des champs dâondes Ă©lectromagnĂ©tiques gĂ©nĂ©rĂ©s dans le cerveau, plus que des calculs effectuĂ©s par les neurones ; 3) la solution au difficile problĂšme de la conscience nĂ©cessite une explication au bon niveau dâĂ©mergence, le niveau psychologique, mais basĂ©e sur les niveaux plus anciens dĂ©crits par la biologie, la chimie, la physique.
LâexpĂ©rience consciente est rendue possible par lâĂ©volution grĂące Ă lâavĂšnement de systĂšmes complexes de cellules spĂ©cialisĂ©es dans les impulsions Ă©lectriques. Ces impulsions reprĂ©sentent des activitĂ©s sensorielles, motrices ou associatives inconscientes. MalgrĂ© leur sophistication, les insectes se comportent âprobablementâ sans conscience, grĂące seulement Ă leurs rĂ©seaux neuronaux dâapprentissage profond. Mais chez les vertĂ©brĂ©s et certains invertĂ©brĂ©s, les reprĂ©sentations Ă©lectromagnĂ©tiques deviennent si nombreuses et si bien reliĂ©es entre elles quâelles forment un ensemble, un champ dâondes complexe oĂč peut prendre forme un théùtre de valeurs signifiantes: les qualia constituent des courants dâinterrelations oĂč ils signifient-et-valent quelque chose lâun pour lâautre, au sein dâun ârĂ©citâ.
Je suppose que la partie âvaleurâ a son substrat physique dans des forces dâattraction et de rĂ©pulsion prenant diverses configurations symĂ©triques et dissymĂ©triques. La partie âsignificationâ dĂ©pend des calculs neuronaux et ne peut pas ĂȘtre consciente sans sa contrepartie âvaleurâ. Nous souffrons parce cela contribue Ă la survie. Les tendances Ă©volutives les plus fondamentales sont lâentropie et la nĂ©guentropie, câest-Ă -dire la dĂ©-struction et la con-struction. Une simple cellule bactĂ©rienne, par exemple, subit une tension qui lâamĂšne vers un nutriment ou lâĂ©loigne dâune menace. Dans un organisme composĂ© dâun milliard de cellules comme le nĂŽtre, un systĂšme spĂ©cialisĂ© est Ă lâĆuvre et contribue Ă la -struction.
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Sentience Research: Selon vous, quelle est lâĂ©tendue du ânousâ, lorsque nous parlons de nous tous, les ĂȘtres conscients qui souffrent?
Robert Daoust: Mon sentiment est quâen fait, il nây a pas de âjeâ qui ressent. Chaque souffrance est une instance de conscience indĂ©pendante. Le âjeâ en tant que propriĂ©taire de la conscience est une illusion, mais socialement, il reprĂ©sente un agent fictif commode, souvent amplifiĂ© par lâidentification Ă divers ânousâ. Techniquement, lâexpĂ©rience, le contenu de lâexpĂ©rience et le sujet de lâexpĂ©rience sont tout simplement une seule et mĂȘme chose (voir Strawson). La conscience, jâaime Ă le dire, est ce quâon ressent quand on est un champ dâondes Ă©lectromagnĂ©tiques dans certaines circonstances appropriĂ©es. Donc⊠lâĂ©tendue de la conscience, pour autant que nous puissions le dire, serait quâelle est apparue sur terre il y a des millions dâannĂ©es, elle est probablement apparue aussi en dâinnombrables endroits ailleurs dans lâunivers, et dans un avenir lointain elle Ă©mergera probablement dans toute la matiĂšre-Ă©nergie qui peut ĂȘtre utilisĂ©e Ă cette fin.
Câest pourquoi lâantinatalisme, le nihilisme, le dĂ©sespoir sont inutiles comme solution. PlutĂŽt que de compter sur la fin des espĂšces malfaisantes comme la nĂŽtre, nous ferions mieux de compter sur la part dâange en nous et de faire ce que nous pouvons pour organiser durablement lâallĂ©gement de la souffrance.
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Sentience Research: Pensez-vous que la souffrance puisse ĂȘtre quantifiĂ©e? Comment mettre en relation lâintensitĂ© de la souffrance avec le nombre dâindividus touchĂ©s? Comment dĂ©cider dâagir sur un cas de souffrance plutĂŽt que sur un autre lorsque le nombre dâindividus touchĂ©s et lâintensitĂ© de leurs souffrances sont diffĂ©rents dans les deux cas?
Robert Daoust: Oui, quantifier la souffrance nâest pas impossible, comme beaucoup le disent, mais ce nâest pas aussi facile que dâautres semblent le penser. LâalgomĂ©trie est une discipline incontournable, Ă part entiĂšre, pour laquelle jâai fait ces Notes prĂ©paratoires pour la mesure de la souffrance. Jâinvite les lecteurs intĂ©ressĂ©s Ă consulter ce document. Il faudra plusieurs millions de dollars pour dĂ©marrer sĂ©rieusement lâalgomĂ©trie en tant que sous-discipline de lâalgonomie.
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Sentience Research: Dites-nous-en plus sur la situation actuelle de lâAlgosphĂšre. Comment cela fonctionne-t-il et quâen attendez-vous? Quels sont les obstacles Ă la rĂ©alisation de ses objectifs?
Robert Daoust: LâAlliance AlgosphĂšre fonctionne depuis sept ans maintenant. Elle invite tout le monde Ă se rassembler et Ă faire en sorte que la souffrance soit dĂ©sormais assiĂ©gĂ©e, encerclĂ©e, approchĂ©e de toutes parts⊠Une cinquantaine de personnes sont devenues des alliĂ©s, et une centaine dâautres se sont inscrites sur le site. Six organisations sont Ă©galement des alliĂ©s. Câest un dĂ©but lent mais solide. Lâune des principales composantes de lâAlliance est sa plate-forme de collaboration, oĂč chacun fait ce quâil trouve intĂ©ressant. Diverses choses sây dĂ©veloppent, la plupart du temps de maniĂšre souterraine. Depuis avril dernier, un grand remaniement de lâAlgosphĂšre est en cours, avec un comitĂ© de cinq personnes qui travaillent fort. Lâobjectif est de repenser lâensemble du fond et de la forme afin de faire comprendre au grand public ce qui se passe dans lâAlgosphĂšre. Plus de nouvelles Ă ce sujet bientĂŽt⊠Nous pensons quâau cours de ce siĂšcle, grĂące Ă nos alliĂ©s, la souffrance deviendra une prioritĂ© pour la plupart des gens sur cette planĂšte, lorsquâil sâagira de prendre des dĂ©cisions importantes, collectives ou individuelles. Sâil y a un obstacle Ă la rĂ©alisation de cet objectif, câest bien le dĂ©fi du changement culturel: comment les cĆurs et les esprits peuvent-ils sâimpliquer dans une opĂ©ration collective globale pour freiner le phĂ©nomĂšne de la souffrance? Des plans sont mis en place, espĂ©rons quâils fonctionneront bien.
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Sentience Research: Quelles sont les stratĂ©gies pour abolir la souffrance, et que pouvons-nous faire aujourdâhui en tant que mouvement?
Robert Daoust: Les stratĂ©gies ont Ă©tĂ© exposĂ©es par David Pearce dans son chef-dâĆuvre The Hedonistic Imperative. En rĂ©sumĂ©, nous devrions Ă©tudier les facteurs biologiques ou gĂ©nĂ©tiques qui sont Ă lâorigine de lâapparition de la souffrance et, Ă partir de lĂ , nous devrions construire un meilleur arrangement des composants cellulaires ou sous-cellulaires de notre psychĂ©. En attendant, une action sociale et politique peut Ă©galement ĂȘtre nĂ©cessaire, bien quâinsuffisante, pour atteindre lâobjectif. La voie Ă suivre est relativement claire et simple, bien quâelle soit semĂ©e dâembĂ»ches. Le principal obstacle pourrait ĂȘtre un effondrement de la civilisation causĂ© par lâun des risques existentiels qui nous menacent. Un autre obstacle pourrait ĂȘtre que la souffrance constitue une partie indispensable du fonctionnement normal et libre de la conscience: nous pourrions construire des organismes qui ne ressentent aucune souffrance, mais Ă mon avis, si leur comportement nâĂ©tait pas techniquement restreint, ils sâautodĂ©truiraient, en raison de la volontĂ© de puissance nĂ©guentropique inhĂ©rente qui amĂšne chaque entitĂ© Ă faire tout son possible pour se con-struire. Dans un organisme conscient, le rĂ©gulateur ultime est la souffrance insupportable. Pour surmonter cet obstacle, il faudrait nous assurer que la rĂ©surrection Ă volontĂ© soit possible, que les ĂȘtres conscients libres-et-non-souffrants soient immortels.
En tout cas, chacun de nous qui rĂ©alise lâimportance de contrĂŽler le phĂ©nomĂšne de la souffrance peut agir par le biais des diffĂ©rentes organisations axĂ©es sur la souffrance qui sont apparues rĂ©cemment:
Et tous ceux dâentre nous qui comprennent la valeur de la synergie peuvent se joindre Ă lâAlliance AlgosphĂšre. De nombreux autres projets restent Ă mettre en place, par exemple:
- Encyclopedia of World Problems and Human Potential: nous devons exploiter cette ressource cruciale au niveau le plus général pour améliorer notre monde.
- Toward an Institute of Algonomy: nous ne pouvons pas aller loin sans une telle base institutionnelle pour la connaissance systĂ©matique, la bibliographie, la taxologie, lâalgomĂ©trie, lâanalyse stratĂ©gique, etc.
- âAllĂ©ger ma souffranceâ: il sâagit dâun projet, chez AlgosphĂšre, dâun centre dâinformation et de ressources pour rĂ©pondre aux demandes des individus.
- Algomedia: il sâagit dâun autre projet dâAlgosphĂšre concernant lâutilisation de toutes sortes de mĂ©dias pour populariser les nouvelles et les activitĂ©s axĂ©es sur la souffrance.
- Projet de stratĂ©gie globale: ce projet est encore Ă dĂ©velopper, il concerne la jonction de divers groupes, comme lâaltruisme effectif, le bouddhisme, la recherche de la compassion, etc. autour dâune sorte de programme politique.
- Ăquipes dâaction pour une minimisation organisĂ©e des souffrances inacceptables: il sâagit dâune version rĂ©cente dâun projet que jâessaie de mettre en place depuis des dĂ©cennies afin de lier lâaction pratique directe et le contrĂŽle systĂ©matique de la souffrance.
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Sentience Research: Y a-t-il encore quelque chose Ă dire? De quoi dâautre devrions-nous parler dans cette entrevue pour faire un tour complet de vos pensĂ©es et actions les plus importantes?
Robert Daoust: La foi en Dieu a Ă©tĂ© importante pour moi jusquâĂ lâĂąge de 17 ans. Je voulais devenir un saint, et un prĂȘtre. Jâai perdu la foi, principalement Ă cause de lâidĂ©e absurde dâun enfer Ă©ternel créé par un pĂšre infiniment aimant. Aussi parce que la science moderne explique le monde dâune maniĂšre plus sensĂ©e. Jâai Ă©tĂ© particuliĂšrement impressionnĂ© par un livre lu en 1966, Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne. Jâai essayĂ© de retrouver une sorte de foi jusquâĂ la mi-trentaine, en Ă©tudiant les religions orientales et la parapsychologie, avant de conclure que rien, dans ces domaines spirituels, ne rĂ©siste Ă lâexamen. Aujourdâhui, je crois quâil y a plus de choses dans la matiĂšre matĂ©rielle que ce dont rĂȘvent les philosophes et les mystiques.
BientĂŽt, je vais rencontrer des collĂšgues que jâai connus Ă lâĂ©cole il y a environ 55 ans. Je me rends compte que jâĂ©tais un enfant pauvre quand jâĂ©tais Ă©tudiant, et que je suis restĂ© pauvre toute ma vie, que jâai suivi sans trop mâen apercevoir le vĆu de pauvretĂ©. Je nâai pas eu dâenfants. Ăa a Ă©tĂ© long avant que je rencontre des filles, dans ma vingtaine. Jâai Ă©tĂ© pour de bon dans un couple entre 44 et 69 ans. Heureusement, sur le plan intellectuel, financier, social et Ă©motionnel, mes frĂšres et sĆurs ont tous Ă©tĂ© une bĂ©nĂ©diction pour moi, et la plupart de mes amis les plus chers aussi. Mon principal problĂšme dans la vingtaine, Ă part trouver une femme et un dieu, Ă©tait de trouver une carriĂšre. Jâai finalement optĂ© pour ĂȘtre un âpenseurâ, parce quâĂȘtre philosophe ou Ă©crivain Ă©tait trop exigeant pour moi. Et jâai visĂ© de dĂ©couvrir quelque chose, parce que câest le travail le plus efficace que lâon puisse faire: par exemple, en tant que potier vous pouvez fabriquer un certain nombre de pots dans votre vie, mais en tant quâinventeur de la machine Ă fabriquer des pots vous en produisez incomparablement plus en fin de compte .
Je ne crains vraiment quâune chose: quâil y ait un enfer Ă©ternel, ne serait-ce que pour un seul ĂȘtre conscient. Je ne peux pas supporter cette pensĂ©e plus de quelques secondes. Je crois quâil y a un aspect fondamental de la vie humaine qui se rattache Ă cette crainte: chaque individu rencontre la souffrances insupportable, en tant quâenfant par exemple quand on met la main sur le brĂ»leur de la cuisiniĂšre, mais plus tĂŽt aussi, probablement en tant que nouveau-nĂ© ou mĂȘme en tant que fĆtus. DĂ©couvrir la souffrance insupportable est incroyablement et trĂšs fondamentalement traumatisant. Non seulement nous ne pouvons pas faire ou avoir tout ce que nous voulons, mais nous pouvons aussi ĂȘtre accablĂ©s par quelque chose de terrible, capable de nous faire souffrir indĂ©finiment. Donc, nous sommes tous atteints du syndrome de stress post-traumatique. Et câest si terrible que nous devrions lâoublier, nâest-ce pas? Quâest-ce quâil y a Ă la tĂ©lĂ© ce soir?
NĂ©anmoins, il y a dâautres choses importantes dans la vie Ă part la question de la souffrance: tout cela que nous aimons. Jâai retenu de mon Ă©ducation religieuse que nous appelons sacrĂ© ce que nous aimons vraiment, câest-Ă -dire ce que nous voulons sain, entier, bien con-structurĂ© plutĂŽt quâaffreusement dĂ©-structurĂ©. Jâaime ceux qui me sont proches et chers, jâaime la science et la connaissance, jâaime la beautĂ© et le plaisir et le pouvoir glorieux si je le crois bĂ©nĂ©fique, et jâaime les forĂȘts, les montagnes, les lacs, les riviĂšres, les mers et les cieuxâŠ
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Sentience Research: Merci beaucoup Robert, ce fut un plaisir.
Robert Daoust: Merci de mâavoir donnĂ© lâoccasion dâexprimer mes pensĂ©es, le plaisir Ă©tait pour moi aussi.